lundi 14 avril 2014

Jour de vulnérabilité

Il y a des jours difficiles. Je ne dois pas être ici la seule de ma sorte: perfectionniste.

Derrière cette volonté d'être irréprochable, il y a surtout une vulnérabilité profonde, où simplement exister sous le regard des autres est éprouvant. Bien sur, il est impossible de vivre à toutes les minutes avec cette impression de fragilité totale. Je me cache donc derrière des façades solides, je fuis ma vulnérabilité et j'évite les gens et le monde, tout en vivant droit au milieu.

La bouffe m'a souvent servi de bouclier. Il m'apparait aujourd'hui évident qu'après la mort de mon grand père et la naissance de ma petite fille, je me suis sentie tellement vulnérable que je suis retombée dans mon anesthésiant de prédilection.

Maintenant que j'essaie de me demander quels sont mes véritables besoin derrière ces envies de manger, maintenant que j'essaie de m'entendre et de répondre comme je peux dans l'instant à ces besoins qui ont l'habitude d'être mis sous le tapis, je me retrouve à fleur de peau.

Ça fait un peu peur, par bouts. Ça permet aussi de mieux sentir le soleil sur ma peau et les rires qui chatouillent le coeur. Je ne suis pas malheureuse. Je suis fragile. Sensible.

Cette sensibilité permet aussi de toucher à ce qui fait mal, de l'accueillir et d'y faire face, dans la compassion. De comprendre ce poids qui s'attache. D'en revenir à l'enfance qui nous forge immanquablement et de laisser de la place à cet enfant invisible qui n'a jamais été entendu.

Lorsque je regarde mes photos avec ouverture, il est impossible de ne pas remarquer quand je me suis mise à grossir à l'âge adulte. Ça s'est passé un soir de St-Jean. Oh, bien sur, le poids n'est pas venu tout d'un coup, mais il est venu lentement et surement d'une ouverture qu'un homme avait laissée toute grande.

J'avais décidé de rester à la maison, à l'écoute d'un besoin profond d'être seule avec moi même. Je me souviens d'avoir savouré l'absence de mes colocataires et de la douceur des draps frais de mon lit. Le temps était remplis de la fraicheur des orages d'été. J'étais bien.

Au milieu de la nuit, un inconnu est entré chez moi avec l'idée de me violer. Ça a été moi, ça aurait pu être n'importe quelle femme. J'ai sans doute eu peur, mais je me souviens surtout d'avoir été très calme, dans un état second de lucidité exagérée, et de m'être dit que je connaissait bien cet état hyperfonctionnel et anesthésié. Le seul mot qui me venait, c'est "encore". J'avais déjà été là dans la violence de mes parents. J'avais à présent devant moi une autre personne, qui me faisait peur, à gérer.

Je me souviens d'avoir pensé, d'avoir regardé son visage, de m'être promis de m'en souvenir, mais je ne me souviens pas de ce que j'ai vu. Je me souviens d'avoir pensé qu'il avait le teint foncé, puis de ne plus avoir eu l'accès à l'image. Je me souviens de l'avoir vu partir en courant, d'avoir eu de l'empathie pour lui, d'avoir téléphoné aux policiers pour les autres filles, d'être en dehors de l'équation.

L'intrusion ne s'arrête pas quand c'est fini. Il y a les médico-légaux, qui repassent sur ce corps qui s'en fou. Il y a la police à qui refaire l'histoire à l'endroit et à l'envers, trop de fois, et à chaque fois, des images disparaissent. Il y a aussi les enquêteurs qui, pendant que je partage et dissèque ce moment de vie avec leurs collègues, fouillent ma maison à la recherche d'empreintes et d'indices, comme si ça n'était plus ma maison, ma chambre, mon intimité.

Je suis revenue chez moi. J'ai enlevé les bandeaux jaunes de scène de crime autour de l'appart, en pleine rue St-Denis, ces bandeaux que tout le monde avait vu alors que le crime était sur mon corps. Mes colocs, sauf une, avaient trop peur de cet homme qui n'a jamais été identifié pour revenir chez nous. Personne ne m'a dit au revoir. Personne ne m'en a parlé. J'ai frotté les traces de poussière laissées par les policiers toute seule. Quand il m'aurait pris l'envie de parler de tout ça avec quelqu'un, quelques mots suffisaient à me laisser comprendre que leur malaise me serait trop difficile à porter. Je suis retourner travailler le lendemain, parce qu'il fallait que la vie continue. Et je ne me sentais pas outre mesure affectée, si peu affectée même que j'ai mis du temps à aller voir le psy que m'offrait l'IVAC.

Quand j'y suis allée, je lui ai dit que je lui parlerait d'autre chose, que cette agression ne m'avait rien fait. Je suis allée lui parler de ma blessure devant la souffrance des autres. De ma haine de l'injustice. De l'état du monde. De cette colère et de cette impuissance que je n'arrivais pas à relier à moi même.

Mais il y a en moi un petit coin vulnérable qui a peut d'être étouffé de cette boule de colère mise dans une boîte scellée. Je bouille déjà de colère à voir la violence et l'indifférence du monde, comme pour lui crier de rester loin de moi alors que je porte en moi plusieurs des manifestations de la violence qu'on fait aux enfants et aux femmes.

Un jour, un petit bout de cette colère est sorti. On m'appelait, plusieurs années plus tard, pour identifier cet homme, en me suggérant fortement une photo, qui aurait pu correspondre mais dont je n'étais pas certaine, faute de souvenir, d'image.

Moi, la militante de toutes les causes, j'ai ressenti soudain une fraction de cette colère en moi, au fond de mon coeur, hurlante: celle de ne jamais avoir fait de mal à une mouche et de me prendre la violence de trop d'humains inachevés, la colère de ne même pas être capable d'haïr. J'étais dans le métro. J'aurais eu envie de tout casser pour ne pas casser de l'intérieur, à coup de pieds. Et pourtant, je ne bougeais pas.

C'est beaucoup d'impuissance et d'invisibilité à gérer pour une seule personne. Je l'ai parfois géré dans un pot de crème glacée et à coup de crises boulimiques, que j'ai cessé de faire avec cette démarche de réconciliation de soi antirégimienne. C'était le début d'une trève.

Puis j'ai eu un enfant. L'accouchement a sincèrement été un traumatisme, même pour l'étudiante sage-femme que j'étais, même pour celle qui s'était intéressé à l'effet des traumas sexuels sur les femmes en travail. Je ne l'ai même pas reconnu à l'époque. Cette intensité par laquelle mon corps était secoué, hors de ma volonté, était insoutenable de par ce sentiment de ne pas avoir de contrôle sur ce mal. J'ai sincèrement voulu mourir en accouchant. Puis je me suis donnée corps et âme à cette enfant de mon coeur, jusqu'à m'oublier, tout en me réparant un peu.

Je retrouve avec mon poids en trop le connu, l'invisibilité. Être femme et être grosse, c'est se prendre les regards de ceux qui croient que ça n'est qu'une petite question de volonté, de manger mieux, de bouger plus. C'est cotoyer des personnes qui ne veulent pas vraiment me connaitre mais qui m'identifient à un groupe de personnes faible et sans volonté. C'est surtout l'invisibilité, si connue dans mon parcours, et pourtant si détestée. Je me suis sabotée pour y revenir, pour y rester.

Perdre du poids, c'est une toute autre paire de manche que le prendre, mais comme avant, je pense que le changement réel et profond ne peux commencer que par l'acceptation. Je suis grosse, marque visible de mes difficultés, de mes combats, de mes gènes aussi, sans doute. Je suis aussi grosse de ces hormones en folie, avec cette vieille amie tumeur, qui font qu'il est sans doute plus facile pour moi que pour d'autres de prendre du poids. Au yeux de plein de gens qui ne connaissent rien au surplus de poids, tout cela ne saurait être qu'excuses et mensonges. (Le féminisme intersectionnel fait une belle analyse de l'oppression systémique que vivent les personnes en surplus de poids.) Je n'accepterai pourtant pas qu'on me dévalorise jusque de l'intérieur alors que ce poids et ce qu'il représente est déjà difficile à porter.

Je suis une battante. Et je prends toute ma force pour me donner le droit à la vulnérabilité. C'est elle qui me secoue, des jours comme aujourd'hui, ou je reconecte avec mon corps et mon âme. Elle me secoue, mais me fait revivre aussi... C'est fou comme c'est un long voyage que d'aller simplement vers soi...